La guérisseuse de Slieu Whallian

Publié le par Elen

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C'était la fin de juillet. La flottille des harenguiers de Peel, les voiles à mi-mât, était prête à appareiller. Les hommes avaient semé leur orge, planté leurs pommes de terre, remis leurs bateaux à flot et arrimés leurs filets ; ils étaient prêts à la moisson en mer.

C'était une belle journée : le ciel était clair et le vent du nord soufflait agréablement. Mais, comme on dit : "Si la coutume ne respecte pas la coutume, la coutume en pâtira." La guérisseuse - était-elle sorcière ou prophétesse ? - qui avait appelé les vents favorables, se tenait sur le port aux côtés des femmes et des enfants pour observer les bateaux quand ils s'éloigneraient. On lui apporta un baquet plein d'une eau bénite tirée du puits saint. Puis on lui demanda de regarder l'eau du baquet et de se prononcer sur les chances de la flottille de harenguiers. Elle se pencha sur l'eau et regarda. Son visage devînt pâle, décomposé par l'effroi. Elle murmura :
- Malheur ! Malheur ! Souhaitez-vous vraiment savoir ce que je vois ?
- Nous t'écoutons, lui dirent-ils.
- Je vois les vagues sauvages et écumantes qui fouettent la Grande Tête de Bradda. Je vois la montée subite de la mer autour de la roche du Poulet et la lèvre du Briseur devient rouge. Je vois des filets, des longerons de navires et des cadavres projetés dans les airs, dans le bruit et la fureur. Et ceux de la flottille ne monteront jamais sous les étoiles.
Il y eut un silence de mort. Les hommes se rapprochèrent les uns des autres en murmurant. Gorty, l'amiral de la flottille de pêche, avança d'un pas, lui arracha le baquet des mains et le jeta à la mer en grognant :
- Aussi sûr que je suis vivant, aussi sûr que je suis vivant, femme, je serais bien capable de vous soulever de la même façon et de vous faire connaître le même sort. Si je ne me retenais pas, vous et toutes vos semblables, vous seriez jetées à la mer. Hé les gars ! Sommes-nous du genre à nous laisser influencer par de telles balivernes ? Allons, partons ! Et qu'avec l'aide de Dieu, notre pêche soit bonne !

- Ouais, pas de hareng, pas de mariage. Allons-y ! renchérit le jeune Cashen.
Ils levèrent les voiles, sortirent du port et s'éloignèrent laissant les terres derrière eux. En vue du Veau, ils mirent cap au sud pour contourner l'Epaule. Une légère brise les mena bientôt sur l'emplacement de pêche. Tous les hommes guettaient les signes de la présence des bancs de harengs, les fous de Bassan, les poissons jouant à la surface de l'eau huileuse.

Quand le soleil fut couché et que la nuit commença à s'assombrir au point de ne plus voir le fanion sur la proue, le capitaine de chaque embarcation tendit son bras par-dessus le bastingage. Quand il cessa de voir l'ongle de son pouce, il commanda aux hommes de remonter les filets. Mais ce que la sorcière avait prédit devînt bientôt la réalité. La mer changea de visage. Un vent d'ouest se leva soudain pour souffler en rafales. Il enfla la mer en grosses vagues écumantes. Les bateaux dérivaient, traînant leurs ancres derrière eux. Les hommes se mirent à naviguer contre le vent, se battant contre les éléments pour essayer de regagner les rivages. La foudre était leur seul éclairage. L'obscurité était telle qu'ils ne pouvaient pas même distinguer la silhouette des collines. Couvrant le tumulte de la mer, ils pouvaient entendre les lames marteler la côte rocheuse. Les vagues se déployaient hautes comme des montagnes, se brisaient au-dessus des bateaux et les submergeaient de la proue à la poupe. Elles les poussèrent sur les écueils du Veau où ils s'écrasèrent. Deux hommes seulement en réchappèrent.

Un bateau, cependant, sur lequel se trouvaient sept pêcheurs, avait réussi à rentrer au port avant l'orage. C'était un bateau de Dalby qui appartenait à sept jeunes gens tous célibataires. Ils avaient toujours respecté Dooinney Marrey, l'Homme de la Mer, lui avaient toujours jeté un plat de harengs, en retour de quoi, ils avaient toujours fait bonne pêche. Cette nuit-là, après que la flotte ait sorti ses filets - et à ce moment-là, la mer étant encore calme et peu agitée -, les sept garçons avaient entendu la voix de l'Homme de la Mer grondant pour leur dire :
- Si la mer est calme et plate maintenant, il y aura bientôt de l'orage !
Quand leur capitaine l'avait entendu, il avait dit :
- Accrochez les harengs par les ouïes !

Son équipage et lui avaient immédiatement remonté les filets et regagné le port.

Par la suite, il fut établi qu'aucun équipage ne se composerait plus uniquement de célibataires, mais qu'il y faudrait au moins un homme marié. A partir de ce jour, cette mer du sud prit le nom de Mer du Sang.
Quant à la sorcière, les habitants de Peel prétendirent que c'était elle qui était à l'origine de la tempête. Ils s'en saisirent et l'emmenèrent au sommet de Slieu Whallian. Là, ils l'enfermèrent dans un baril garni de clous et lui firent dévaler la pente jusque dans les marais. Pendant de très longues années, là où le baril avait roulé, il n'y eut qu'un espace nu sur lequel plus rien ne poussait, ni herbe, ni bois, ni ajoncs. On appelait cet endroit la Descente de la Sorcière et on prétendait qu'on y entendait des cris perçants, chaque année le jour où elle avait été mise à mort.



Contes et légendes de l'Ile de Man par Sophia Morrison (1860-1917)
Publiés à LONDRES, par DAVID NUTT, 1911
© F.Coakley, 2001- www.manxnotebook.com
traduction de Jean-Louis Laurin

Publié dans contes

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L
c trop genial!
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